Six mois d’Allo Place Beauvau : chronique d’un projet à part

Par David Dufresne, 17 mai 2019 | 9287 Lectures

Est-ce le père qui pleure en moi ? Le premier signalement concerne un lycéen bordelais. Une vidéo d’un adolescent à terre, touché au visage par un tir de LBD 40, et d’un policier qui demande à ses camarades « ferme ta bouche ». Deux jours avant cette scène, ce fut le 1er décembre et son cortège de blessés graves sur les Champs-Elysées. Par dizaines, les vidéos, photos et témoignages affluent sur mon fil twitter. Rien à la télévision ; si peu dans la presse. Observateur de longue date du maintien de l’ordre, je suis en état de sidération entre, d’un côté, une violence sans précédent qui s’abat dans le cadre de manifestations sociales, violence inédite par sa brutalité mais aussi dans sa répétition, et, de l’autre, le silence médiatique qui l’entoure et, de facto, l’autorise. Allo @Place_Beauvau commence, entre indignation et lancement d’alerte. Pas un seul instant, j’imagine que six mois plus tard, on en serait où nous en sommes, en alerte et signalements permanents.

Au deuxième signalement, la syntaxe est en place. Le titre, un numéro, les faits, la date, la source. Le ton sera clinique et factuel, pour s’adresser au plus grand nombre. Un comptage factuel, un manque comblé. Le Ministère de l’Intérieur, via @Place_Beauvau, est interpellé, plutôt que la @Pnationale, pour des raisons simples : de toutes les polices, celle du maintien de l’ordre est celle qui relève le plus intimement du Politique. Les déclarations martiales de Christophe Castaner, Laurent Nunez, Edouard Philippe et même d’Emmanuel Macron en sont la signature. Nous nous en rappellerons au moment de regrouper tous les signalements dans notre visualisation sur Mediapart, en illustrant notre collection de cartes de quelques-unes de ces déclarations. Il s’agit de pointer avant tout les donneurs d’ordre.

Premières diffusions d’images prises, avec l’accord des victimes, par le personnel hospitalier. Viendront les rapports des secouristes des rues. Une galerie impensable de gueules cassées se profile. Je passe nuit et jour à rechercher sur les réseaux sociaux tous les cas documentés. Alors seul, je me donne cette contrainte (pour chaque signalement, un document est nécessaire : photo, vidéo, certificat médical, radio médicale, plainte). Les signalements ne sont pas forcément chronologiques, leur numérotation suit la date de diffusion, pas toujours celle des faits. Je commence à remonter au premier acte des Gilets Jaunes (17 novembre 2018) dont on découvrira plus tard que trois Réunionnais y perdront, chacun, un œil (tir de LBD 40). Illustration de ce que le maintien de l’ordre dit à la Française a souvent effectué : une violence plus grande dans les DOM-TOM qu’en Métropole. Ils seront les premiers éborgnés d’une série inédite qui, fait nouveau en matière de maintien de l’ordre social, touchera justement l’Hexagone en nombre : à date, 24 mutilations graves répertoriées en 6 mois, contre 36 dans les vingt précédentes années, selon les chiffres du collectif désarmons-les.

Il y a les images, et il y a le son. Cette sentence satisfaite du policier-vidéaste, « voilà une classe qui se tient sage », sonne comme une revendication. Sous nos yeux, le maintien de l’ordre se fait répression. Ces méthodes, cantonnées aux quartiers populaires depuis une trentaine d’années, dans l’indifférence quasi-générale, éclatent au grand jour. Allo @Place-Beauvau entend documenter cette dérive particulièrement (impossible, en effet, de répertorier seul toutes les violences policières de toutes sortes sur tout le territoire). L’histoire de l’irruption de cette vidéo symbolise la nouvelle circulation de l’information. Diffusée d’abord sur le compte Facebook du policier qui a filmé la scène, elle est rapidement retirée. Mais le compte twitter Obs_violences la récupère et la diffuse. En six mois, elle sera vue par plus de trois millions de personnes. Ce que d’aucuns vont appeler la victoire des médias faibles sur les médias forts. Lundi dernier, 13 mai, l’IGPN a entendu les premiers témoignages des lycéens forcés de s’agenouiller plusieurs heures. L’un de leurs avocats, Me Arié Alimi, réclame la nomination d’un juge d’instruction, garant d’indépendance dans l’enquête.

En moins de quatre jours, j’en suis à plus de soixante signalements. Le cri d’Antoine va hanter mon quotidien. Pensant à une grenade lacrymogène, il a voulu ramasser une GLI-F4, cataloguée arme de guerre par les instances internationales (la grenade comprend 26 grammes de TNT). La France est un des rares pays européens à l’utiliser sur son sol. A ce jour, ce sont cinq GLI-F4 qui ont arraché la main de cinq manifestants depuis l’Acte I des Gilets Jaunes. Laurent Thines, neuro-chirurgien, battra bientôt le rappel contre ces « blessures de guerre ». Bientôt, l’association des ophtalmologistes s’inquiète à son tour.

Le spectre du retour des Voltigeurs, ce peloton motocycliste dissous après la mort de Malik Oussekine, le 6 décembre 1986. Trente deux ans plus loin, en décembre 2018, on les appelle les DAR (Détachements d’action rapide). En avril 2019, les BRAV-M (Brigade de Répression de l’Action Violente Motorisée). Ces images sont tournées par Stéphanie Roy, membre de toute une génération spontanée de vidéastes : Taha Bouhafs, Rémy Buisine, Gaspard Glanz, Clément Lanot, et tant d’autres. Leurs moyens légers de tournage et de diffusion en direct modifie considérablement la donne, comme Europe 1 (« radio barricade ») en mai 1968. Bientôt, les Facebook Live vont se faire légion. Certains déjà m’alertent par message privé de scènes édifiantes qu’ils ont pu capter.

Après un mois de silence médiatique assourdissant, qui sert au déni politique, la France découvre subitement l’étendue des mutilations. Le débat public s’ouvre enfin à la question de l’utilisation en manifestation des armes dites « sub-létales ». A Matignon, comme à Beauvau, comme dans les préfectures, on fait front. Le directeur de la police nationale se fend d’un rappel du mode d’emploi, des caméras-piéton sont réclamées sur le tireur ou son binôme. Parmi les victimes, Lilian, 15 ans, atteint à la joue et à la mâchoire alors qu’il sortait d’un magasin de sport. Une balle perdue, pendant les soldes de janvier.

Mediapart met en ligne notre datavisualisation. Un projet préparé en trois semaines, autour de plusieurs compagnons de route de longue date, Hans Lemuet (Etamin Studio), Philippe Rivière (VisionsCarto), Karen Bastien et Nicolas Boeuf (WeDoData) et d’autres. Dès la mise en ligne, nous expliquons la méthode de travail (recueil des cas, recoupements, documents) ainsi que la doctrine d’emploi des principales armes. Le but est de donner à voir la violence systémique. Ce n’est plus un signalement APRÈS l’autre, c’est un signalement SUR l’autre. Tous les tweets Allo @Place_beauvau sont importés automatiquement dans un tableur confidentiel. Tous les documents (vidéos, photos, etc) sont copiés et sécurisés. Les mots-clés des tweets sont directement intégrés : la ville, l’arme en cause, la date, le numéro du signalement, etc. Sont ajoutées quelques informations, parfois des précisions longtemps après les faits selon l’évolution (judiciaire, médicale, sociale). Une fois consolidés, les signalements entrent dans la base de données et les graphiques sont mis à jour. Depuis le début, deux « vigilantes », Domène et Perline, m’accompagnent dans cette étape.

A l’heure de publication de ce signalement, on ignore si Jerôme Rodrigues, figure du mouvement, va perdre son oeil. Il a filmé et diffusé la scène en direct. Panique à la Préfecture, qui déclenche dans la foulée une enquête de l’IGPN. C’est la seule, sur plus de 220 plaintes, qui ait été, pour l’heure, confiée à un juge. Son cas fera l’objet d’une petite dizaine de précisions (médicales, judiciaires). Au total, aux 788 signalements, plus de 400 précisions ont été apportées et publiées (sur 2308 courriels reçus, et des milliers de notifications).

400e signalement. Chiffre inconcevable deux mois plus tôt. Le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, qui reste muet sur nos chiffres, refusera toujours de nous accorder un entretien, malgré nos multiples demandes officielles. Reste que, malgré le déni politique, le dispositif allo @Place_Beauvau participe à la visibilisation des violences policières en général. Désormais, la question est abordée partout, radios, presse écrite, chaînes d’info en continu, sur différents tons.

La tournure dramatique des événements gagne les institutions internationales. En premier lieu : les Eurodéputés qui appellent la France « à la transparence, à l’impartialité, à l’indépendance et à l’efficacité des enquêtes lorsque le recours à une force disproportionnée est soupçonné et ont demandé à ce que les services répressifs soient toujours tenus responsables de l’accomplissement de leurs tâches. »

Les signalements ne portent pas tous sur des blessés graves. Certains relèvent des manquements possibles au code de déontologie de la police nationale (revu en 2014), du mésusage possible des armes, des humiliations, des insultes, de l’entrave à la liberté de la presse, etc. Toulouse (ici sur la vidéo) sera une des villes les plus citées, avec Paris, Bordeaux, Nantes. Mais les informations concernent tout autant des villes moyennes ou petites, comme Bar-le-Duc, Besançon, etc.

A Paris, Dunja Mijatović, commissaire des Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe m’avait convié à une réunion, à huis clos, le 28 janvier. Son rapport, un mois plus tard, va révéler le nombre astronomique de tirs effectués dans le cadre des manifestations Gilets Jaunes et lycéennes, entre le 17 novembre 2018 et le 4 février 2019 : 12 122 tirs de lanceur de balle de défense (LBD), 1 428 tirs de grenades lacrymogènes instantanées et 4 942 tirs de grenades à main de désencerclement. Interpellée spécifiquement sur mes signalements, la France répondra officiellement à la Commissaire que « la source mentionnée, qualifiée de “décompte effectué par un journaliste indépendant”, n’est pas identifiée. En conséquence, la rigueur de la méthodologie, ainsi que les chiffres avancés par cette source ne peuvent être tenus pour établis. » Fallacieux tour de passe-passe du Quai d’Orsay : le lien des signalements, donné par la Commissaire dans son rapport, renvoyait sur la page Allo Place Beauvau, hébergée par Mediapart, où tout a toujours figuré (noms, méthodologie, etc). Le déni par omission.

Parmi les victimes des violences policières dans les manifestations, deux cibles vont se démarquer. Les street-medics, à partir de la mi-mars, et les journalistes, dès décembre, avec une recrudescence en mars. Plus d’une centaine de vidéastes, photographes, et cameramen seront visés. Reporters Sans Frontières s’en émouvra auprès d’Emmanuel Macron (le 3 mai 2019). Plusieurs syndicats, dont le SNJ, prennent position.

Terrible camouflet pour la France, l’ONU s’alarme à son tour. Réponse agacée du Premier ministre : « J’aime beaucoup entendre les conseils du haut-commissaire mais je rappelle qu’en France on est dans un Etat de droit et que la République à la fin est la plus forte ». Dans le même temps, le nombre d’enquêtes IGPN explose : 162 lors de l’interview du Premier ministre, plus de 200 aujourd’hui. Du jamais vu. Au Sénat, des élus demandent l’interdiction du LBD. Amnesty International s’apprête à faire de même. Les syndicats de police majoritaires montent au créneau.

Interrogé sur les victimes de violences policières, le premier ministre Edouard Philippe renvoie aux policiers blessés. Si le nombre de ces derniers a toujours figuré dans notre data-visualisation, la réplique premier ministérielle n’apporte néanmoins pas satisfaction, sauf à considérer la République soumise à la Loi du Talion.

Un signalement particulier, dans sa forme (que du son, ou presque) et dans son fond (la suite judiciaire des arrestations). Où l’on aborde la seconde lame de la répression, celle de la Justice. La France est alors plongée dans des débats qui la ramènent 40 ans en arrière : loi anti-casseurs, arrestations préventives, gardes à vue infondées, et bientôt la caractérisation aléatoire de n’importe quel objet pouvant devenir « arme par destination » avant même d’avoir été éventuellement utilisé comme tel. Cet échange au commissariat du Havre dit beaucoup de l’aléatoire qui prévaut.

Au fil des mois, ce sont les victimes, leurs proches ou les vidéastes qui entrent désormais directement en contact avec moi. Une communication qui passe essentiellement par courriel (avec un mode d’emploi disponible en ligne). Si les cas sont souvent publiés anonymement, pour des raisons de confidentialité, nous possédons les coordonnées de la majorité des victimes, et une trace écrite de nos échanges. Le retentissement du projet va nous amener à devoir redoubler de vigilance, au moment où de plus en plus le camouflage est de mise dans les rues (absence de brassard Police, de numéro d’identification, visages cagoulés de policiers). Une poignée de cas de faux signalements avancés par des esprits grincheux parviennent par courriel. Fausse cagnotte de faux blessés, blagues potaches au goût peu sûr, remontent à intervalle irrégulier sur la boîte mail dédiée au projet placeb@davduf.net. La quasi-totalité de ces pièges ne passent pas l’épreuve de la recherche inversée d’images, via Google Image, et celle de l’extraction des meta données des photos par des outils tel que MetaPicz. Sur près de 800 signalements, et après six mois de travail, notre vigilance a été absuée deux fois, deux signalements erronés qui sont restés en ligne, l’un une petite nui ; l’autre, dix minutes.

La version officielle de la direction des Hôpitaux de Paris et du Gouvernement tourne en boucle sur les chaînes et sites d’info : l’hôpital de la Pitié Salpêtrière a été victime d’une « attaque » dans l’après-midi. Le ministre de l’Intérieur se rend sur les lieux, accompagné de son second, Laurent Nunez, et du nouveau préfet de police de Paris, Didier Lallement. Dans la soirée, de premières vidéos me parviennent. Elles contredisent totalement la version du gouvernement. Au petit matin, les témoignages écrits affluent. Il faudra encore attendre quelques heures pour que la vérité éclate, et que le #PitiéGate se répande.

Quelques heures après la diffusion de cette vidéo inédite, parvenue par email, deux enquêtes sont ouvertes. Une, administrative ; l’autre judiciaire. Des contacts police, réactivés dès les premiers jours d’Allo @Place_Beauvau, m’assurent de leur désarroi devant ce qu’ils nomment une « fuite en avant du commandement et des ordres ».

Ce 17 mai 2019, le bilan provisoire d’Allo @Place_Beauvau (Grand Prix du Journalisme 2019) s’élève à :

  • 788 signalements
  • 1 décès
  • 284 blessures à la tête
  • 24 éborgné·es
  • 5 mains arrachées

Au final, si l’on compare le nombre de signalements documentés Allo @Place_Beauvau avec les bilans fournis désormais chaque semaine par les street-medics, les nôtres, non exhaustifs, restent en-deçà de l’ampleur des faits. Si l’on se réfère aux chiffres, non documentés, du Ministère de l’Intérieur, les nôtres restent encore en-deçà de la réalité.

A ce jour, @Place_Beauvau n’a jamais répondu à nos appels. Et aucune réponse officielle digne de ce nom ne nous est parvenue.

Et pour finir...

C’est le tout premier Allo @Place_Beauvau avant le premier Allo @Place_Beauvau, et déjà la sidération. C’est allo @prefpolice. Nous sommes un 1er mai (2018), place de la Contrescarpe, à Paris. Un jeune reporter, Taha Bouhafs, immortalise une technique d’immobilisation particulièrement violente. L’homme qui porte un casque de police, tabassant un manifestant, n’est pas un policier. Ce sera bientôt l’inconnu le plus célèbre de France : Alexandre Benalla, pré-figuration six mois avant les Gilets Jaunes d’un maintien de l’ordre illégal et illégitime.

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Allo Place Beauvau

« Allo Place Beauvau » : Grand Prix du Journalisme 2019

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