Trois heures du matin, dans la grande salle de l’Odéon–Théâtre de l’Europe. Pas un bruit, mais des fusées de ronflements venues des loges investies par les occupants. Dans les couloirs, on distingue des pas feutrés et quelques murmures de ceux qui veillent sur les vaillants endormis. D’en bas, des notes de musique s’échappent du Bar de l’Odéon, devenu foyer de la contestation. Une carte de France maculée de 90 taches rouges, comme autant d’occupations, dit : « ce n’est qu’un combat, continuons le début ». Ici, ce n’est pas que pour les intermittents qu’on occupe. Mais pour tous les précaires. Et contre la précarisation-qui-vient.
Dans un couloir, un buste noir arbore une couronne, dont on se demande ce qu’elle décerne avec ses airs de bonnet d’âne. Dessus, il est dit : « Je suis journaliste ». Au-dessus des têtes, une immense banderole barre la vue, en lettres dorées, il est écrit : O Q P. C’est beau comme du Duchamp. En face, une autre exhorte : « Réapproprions-nous l’avenir ». C’est beau tout court. Et quelle organisation. Il y a des commissions pour tout - ravitaillement, agora, accueil, coordination nationale, banderoles. Parfois, des voisins donnent des vivres, à travers les grilles du théâtre. Des inconnus font des dons. Les tours d’allées et venues sont millimétrées : à 9h, à 18h, pas avant, rien après. Il y a des heures pour les braves.
Dans le débat qui suit la projection d’Un pays qui se tient sage plane le fantôme de Malik Oussekine, tué en décembre 1986, par des voltigeurs, à deux rues de là, la bien nommée Monsieur le Prince. Soudain, une ombre s’approche. Et derrière cette ombre, un homme sur un fauteuil roulant. Gaétan, comédien, pousse un CRS de marionnette, un policier à calot et machette. Des rires fusent, entre soupape et joie sincère.
Un occupant s’interroge. « Le film parle de la violence légitime. Mais sommes-nous, nous occupants, légitimes ? » Petit brouhaha, une jeune femme va fouiller l’étymologie sur Wikipedia. Légal, légitime, qui combat quoi, et avec quelles armes ? Le débat roule. Les plus tenaces des tenanciers restent encore un peu, autour du piano. D’autres préparent les lendemains qui chantent et qui occupent. Ils gagnent leurs loges. Les lumières criardes, laissées toute la nuit par la direction (motif global : sécurité globale), empêchent le sommeil mais subliment les peintures du plafond. Magnifique fresque d’un théâtre à l’italienne qui en a vu d’autres (mai 68 fut ici comme chez lui, par l’entremise du patron des lieux, Jean-Louis Barrault, ouvert à la contestation, puis lâché par son ministre de tutelle).
Le lendemain, au petit déjeuner, on se prépare. Ceux sur le départ font leur paquetage, des larmes se retiennent, et, à nouveau, une guitare sonne. Sur le fronton de l’édifice, à droite, le collectif BlackLines a apporté sa pierre : un graff intitulé Libérez les artistes met en scène les lycéens de Mantes La Jolie, agenouillés, entravés, une-classe-qui-se-tient-sage. A gauche, Louise Michel tient bon : « Ce que le peuple obtient, il le prend ».